Contrairement à ses promesses faites à la justice française, Salah Abdeslam invoque aujourd’hui un droit au silence, refusant de répondre aux questions des magistrats et de donner aux proches des victimes les réponses qu’elles sont en droit d’attendre de lui.
Cette annonce n’a pas manqué de choquer ces familles, qui ne peuvent comprendre qu’une personne soupçonnée de graves crimes terroristes de masse puisse se réfugier derrière le droit au silence. Cette réaction est légitime de leur part et appelle des précisions au plan juridique.
Que signifie exactement la notion de droit au silence en droit français ?
Un droit très lié à sa culture d’origine
Elle trouve son origine non dans la loi française mais la common law anglo-saxonne, plus précisément dans le droit américain. La procédure pénale et criminelle accusatoire aux Etats-Unis, qui repose sur une stricte égalité entre l’accusation et la défense, amène ainsi la police à prononcer, lors d’une arrestation, le célèbre « avertissement Miranda » qui commence par cette phrase : « Vous avez le droit de garder le silence, mais si vous décidez de parler, tout ce que vous direz pourra être et sera retenu contre vous ».
En revanche, dans le système français où la démarche est inquisitoire, l’enquête préliminaire et l’instruction se faisant à charge et à décharge, il devient plus difficile à justifier.
Un droit internationalement reconnu
Les dispositions applicables en droit français qui protègent le mieux le droit au silence sont sans nul doute celles de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, en particulier son article 6 :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience.»
Si le droit au silence n’y est pas inscrit en toutes lettres, la Cour européenne des Droits de l’Homme qui veille au respect de la Convention l’a bel et bien consacré à ce titre dans plusieurs de ses arrêts à ce jour, très exactement sur le fondement de l’article 6 :
- FUNKE c. FRANCE du 25 février 1993, Hudoc 393, Requête N° 10828/8
- SAUNDERS c. ROYAUME-UNI du 17 décembre 1996, §§ 68-69, Recueil 1996-VI
- CORBET et al c. FRANCE du 19 mars 2015, Requêtes N° 7494/11, 7493/11 et 7989/11
- COEME et al c. BELGIQUE du 22 juin 2000, Hudoc 1974, Requêtes N° 32492/96, 32547/96 et 33210/96
- SERVES c. FRANCE du 20 octobre 1997, Hudoc 714, Requête 20225/92
- B. c. SUISSE du 03 mai 2001, Hudoc 2583, Requête N° 31827/96
- (Grande Chambre) GÄFGEN c. Allemagne, Requête no22978/05 du 1er juin 2010
- (Grande Chambre) NAVONE et al c. MONACO du 24 octobre 2013, Requêtes n° 62880/11, 62892/11, 62899/11
Ces décisions associent le droit au silence au droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Ce qui nous ramène à l’origine américaine de ce droit, puisque le Cinquième Amendement à la Constitution des Etats-Unis prévoit le droit de ne pas témoigner contre soi-même.
En France, le Conseil constitutionnel a également considéré, dans sa Décision N° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 (Daniel W. et autres), que le droit au silence faisait partie des droits de la défense.
Un droit qui n’est pas absolu – ni toujours recommandé
Il n’en demeure pas moins que le droit au silence ne possède pas de caractère absolu, discrétionnaire. Ce dans le meilleur intérêt même de la personne mise en cause, qu’un silence volontaire peut desservir plus qu’autre chose.
C’est ce qui ressort d’un arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne dans l’affaire John Murray c. Royaume-Uni en 1996 :
- Le droit de se taire n’empêche pas de prendre en compte le silence de l’intéressé, dans des situations qui appellent une explication de sa part, pour apprécier la force des éléments à charge. La décision d’un prévenu de se taire d’un bout à l’autre de la procédure n’a pas à être dépourvue d’incidences.
En d’autres termes, le silence d’un suspect peut être utilisé contre lui.
C’est ce que la police doit d’ailleurs préciser, justement en Angleterre et au Pays de Galles, à la personne arrêtée en lui récitant la « police caution » qui dit : « Vous n’avez pas l’obligation de parler, mais cela pourrait nuire à votre défense si vous ne mentionnez pas lors d’un interrogatoire un élément que vous pourriez invoquer plus tard devant le tribunal. Tout ce que vous choisirez de dire pourra être retenu comme preuve ».
- Le poids de l’intérêt public à la poursuite de l’infraction et à la sanction de son auteur peut être pris en considération et mis en balance avec l’intérêt de l’individu à ce que les preuves à charge soient recueillies légalement.
Il n’est donc pas toujours judicieux d’invoquer le droit au silence, du moins hors du strict contexte d’une procédure accusatoire comme aux Etats-Unis.
Dans le cas de Salah Abdeslam, l’idée n’en est donc pas forcément si judicieuse que cela. D’autant que le jeune suspect de terrorisme n’a guère montré d’intérêt pour un quelconque « droit au silence » lorsqu’il s’est mis à protester contre la présence d’une surveillance vidéo dans sa cellule ! Mesure indispensable, avait rétorqué en son temps le Ministre de l’Intérieur, en vue de préserver l’intégrité physique du suspect des attentats de novembre dernier à Paris.
Autant dire que les familles des victimes ne peuvent accueillir qu’avec douleur et frustration le fait que Salah Abdeslam puisse bénéficier comme tout un chacun du droit au silence, incarnation des valeurs de la République, alors que lui-même a oeuvré pour les détruire et pour y substituer la loi de la barbarie.