Ce mardi, le 126e jour du procès des attentats du 13 novembre 2015, était le jour des plaidoiries. Me Samia Maktouf, qui représente 42 parties civiles, proches ou victimes du Bataclan, des terrasses des cafés mais aussi du Stade de France, a plaidé. Voici l’intégralité de sa plaidoirie.

 

Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour,

Dans le monde idéal des accusés, ici, à ma place, il y aurait un homme qui s’adresserait à vous et non une femme, Même voilée, une femme ne pourrait être ni juge, ni procureur ni avocate, ni rien d’ailleurs ! C’est une hérésie pour les accusés que je puisse, moi femme, plaider devant votre Cour. Et quand bien même, autorisée à plaider, j’aurais été forcée de commencer mon propos par ce préambule religieux : « Bismillah Ar-rahman Ar-rahim », Au nom de Dieu, le plus clément, le plus miséricordieux. Voilà le monde des accusés que vous avez à juger ! Or, ici, nous sommes devant une Cour d’assises de la République française, où la justice est rendue par des femmes et des hommes au nom du peuple français. Ces accusés seront jugés en vertu de la loi française et non en vertu du Coran, de la Bible ou de la Torah. Votre Cour va juger des crimes terroristes commis au nom d’une idéologie extrémiste, meurtrière fasciste. Une idéologie qui nie le sens même de l’humanité.

Je voudrais inviter votre Cour à se concentrer sur un thème majeur, en fait un thème central en matière de terrorisme. Un thème, qui à mon sens, n’a pas eu de droit de cité dans ce procès. A savoir : L’endoctrinement islamiste qui a mené à l’acte terroriste. Soyons clairs, ce procès n’est pas celui de l’islam, et n’est pas non plus celui d’une pratique religieuse. Et rappelons surtout que la République ne juge pas l’islam, ni aucune autre religion d’ailleurs, et que la République garantit la liberté de conscience à tous. C’est ce que la Constitution énonce clairement dans son Article Premier, je cite : ‘[la République] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Si l’islam est une religion, l’islamisme est une idéologie aux forts relents identitaires et totalitaires.

Vous l’avez compris, c’est une idéologie de conquête de pouvoir politique qui repose sur la pensée salafiste : Un endoctrinement redoutable, pernicieux. Cette idéologie glorifie la violence, la met en scène pour commettre l’acte terroriste. Le jihadiste croit mourir en chahid, en «martyr» et gagner son billet pour le firdaws, le degré le plus élevé du paradis ! «Moi, la mort, je l’aime comme vous aimez la vie».

Dès 2012, Mohamed Merah, inspiré par le fondateur de l’organisation terroriste Al Qaida, Oussama ben Laden, avait par cette phrase, sinistrement célèbre, tracé la feuille de route du jihadisme. Ce jihadisme qui désacralise la vie et magnifie la mort. Toutes les victimes, que j’ai l’honneur de représenter devant votre Cour, ont été ciblées : parce qu’elles aimaient la vie. Elles aimaient écouter de la musique, boire un verre en terrasse ou vivre l’ambiance festive des matchs de foot. Les accusés que vous avez à juger visaient ce mode de vie, notre mode de vie. Par les crimes qu’ils ont commis, ils ont fauché à la fleur de l’âge : Sébastien, Mohamed et Pierre : pierre dont le frère Charles est présent dans la salle, Charles dont la souffrance est toujours vive et que même ce procès n’éteindra pas. Ces accusés sont responsables d’avoir gravement blessé Walid, Yasser et Sami. Ces accusés ont traumatisé pour toujours Marcello, Maria Luigia, Andrés, Catherine, Camille, Martin, Florent, Jérôme, et Laura.

Par son acte héroïque Omar, le vigile du Stade de France, a empêché le terroriste d’y pénétrer et a ainsi sauvé des vies. Depuis, Omar souffre d’un syndrome de stress post-traumatique sévère. Il ne dort plus, il ne sort plus, il ressent l’odeur de la chair déchiquetée du terroriste qui s’est fait exploser devant ses yeux. Il revit l’événement 5 à 10 fois par jour depuis 7 longues années ! Walid, ce jeune homme venu d’Égypte, a subi pour sa part la double peine. D’abord l’horreur de l’explosion de l’un des kamikazes à seulement quelques mètres de lui. Et puis l’humiliation, l’humiliation d’avoir été présenté à sa mère Nadia, à toute l’Égypte et au monde entier, comme l’un des terroristes de ce carnage ! Parce que son passeport égyptien s’est retrouvé aux côtés des restes fumants de l’assassin. assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

Aujourd’hui encore, Vladimir, sa mère Milunka, sa sœur Zlata, sa tante Radha, ses enfants Jenna, Hassan, Sarah et Sofia, continuent à voir rouler, comme sortie de l’enfer, la tête arrachée en sang du terroriste Bilal Hadfi, devant ce McDonald’s. Pour le monde entier, le 13 novembre a été un choc, mais la vie a repris le dessus. Pour chacune de ces victimes : le 13 novembre 2015, c’est tous les jours. Pour toutes ces victimes, il nous faut identifier sans douter ni se tromper. Identifier ce protocole terroriste qui a dicté et codifié ces crimes. Vous le savez, Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, c’est ce processus terroriste, cette idéologie fanatique qui dictent le passage à l’acte terroriste. Voici comment s’exprime cet endoctrinement. Tout au long de ce procès, des accusés ont essayé de vous faire croire que leur pratique prétendument religieuse serait l’expression légitime de leur religion au nom de leur liberté de conscience, et que les actes terroristes qu’on leur reproche seraient tout simplement l’application de la charia. Il est vrai : que, dans l’inconscient collectif, la charia, c’est l’islam, et son livre, c’est le Coran. Certains des accusés se prennent d’ailleurs, selon la formule de l’islamologue Jacqueline Chabbi, pour « les fils de la charia ». Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, vous ne pouvez pas vous tromper ! Nous sommes face à une idéologie salafiste politique, qui appelle à des assassinats de masse, qui organise des mises en scène macabres, qui ordonne, à coup de fatwa, des mises à mort sur la place publique. Vous l’avez compris, c’est tout cela la marque de fabrique de l’État Islamique, de Daesh, dont certains, ici même, se sont revendiqués dès le premier jour de ce procès. Souvenez-vous ! Ce prétendu État Islamique n’épargne personne, il peut frapper à tout moment, il peut frapper tout le monde. Il tue sans distinction. Il tue les Musulmans, il persécute les Chrétiens d’Orient, il réduit les enfants et les femmes yazidis en esclavage. Les viol de ces femmes yazidies, décrit devant vous Cour par Mohamed Abrini comme étant un «projet de natalité ». Très honnêtement, je ne sais pas si on peut commenter de tels propos, je n’en ai pas la force : les mots me manquent. Je peux juste vous confirmer que ces crimes commis contre les Chrétiens d’Orient, approuvés par certains des accusés devant vous, sont reconnus par les instances judiciaires françaises et internationales comme des crimes contre l’humanité et des actes de génocide.

Ce que veulent ces jihadistes, faute de pouvoir faire flotter leur drapeau noir sur Paris, c’est détruire nos institutions, détruire notre état de droit, détruire notre démocratie. Ils se posent en victimes, ils s’érigent en justiciers, ils se déclarent défenseurs autoproclamés de Musulmans opprimés. Par un discours victimaire, ils espèrent convaincre votre Cour qu’ils seraient persécutés. Que la France, visée par leurs actes terroristes comme la terre des koufars, des mécréants, les empêcherait de pratiquer librement leur religion. Que cette France les opprime à tel point qu’ils seraient contraints de partir, partir faire la hijra, l’exil vers le « califat ». Leur stratégie ? Elle consiste à abreuver de promesses des jeunes égarés, des proies faciles, comme le faisait Fabien Clain, autre vétéran du djihadisme qui excelle dans le prosélytisme. Mais soyons clairs : pourquoi sont-ils poursuivis aujourd’hui ? Parce qu’arabes ? Parce que musulmans ? Parce que maghrébins ? Parce que discriminés ? Parce qu’anciens colonisés ? Parce que victimes d’islamophobie ? Parce qu’enfants d’immigrés ? Non. Ils sont poursuivis devant votre Cour parce qu’ils ont commis des crimes terroristes. Et le terrorisme n’est pas une religion. Le terrorisme, c’est la négation de la religion. Le terrorisme, c’est la négation de la culture. Le terrorisme, c’est la négation de l’origine et surtout, surtout, le terrorisme, c’est la négation de l’humain. Vous l’avez compris, Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, vous le savez, dans ce procès, il n’est pas question d’islam mais d’islamisme ! Et cette confusion, les accusés vous l’ont servie tout au long des débats, pendant leurs interrogatoires et interventions à l’audience. Rappelez-vous, lorsque Mohamed Abrini a déclaré, je cite : « Pour moi, il n’y a pas d’islamistes radicaux. On est musulmans. C’est tout ». C’est faux. Les islamistes radicaux existent bel et bien. Vous en voyez certains là, devant vous, dans ce box ! Les islamistes radicaux tuent, ils tuent sans distinction, ils tuent aussi des musulmans ! Les victimes musulmanes seraient-elles «des dommages collatéraux», pour reprendre l’expression glaçante servie par Abdelhamid Abaaoud à Soraya Messaoudi, rappelez-vous, Sonia ? Elle n’a pas vu en Abaaoud et ses complices des victimes ni des justiciers, mais bel et bien des terroristes ! Des terroristes qui sèment la confusion pour mieux ancrer la division et la discorde. Le 13 novembre 2015, le « convoi de la mort », selon l’expression de Mohamed Abrini, voulait exécuter le plus d’innocents possible. Parce qu’il fallait tuer, tuer, tuer et encore tuer. Tuer tous ceux qui ne leur ressemblent pas. Tuer des mécréants et tuer des musulmans qui sont à leurs yeux des apostats. Tuer ceux qui refusent de se soumettre au concept du al wala wal bara, de « l’alliance et du désaveu », cette interprétation littérale et biaisée de la 9ème sourate du Coran, At-Tawba, invoquée par les djihadistes comme étant « la sourate du djihad ». Cette même sourate At-Tawba est celle retranscrite dans une lettre écrite par Salah Abdeslam à sa mère.

Pour atteindre Paris et former ce convoi de la mort, certains des accusés sont allés jusqu’à s’infiltrer parmi le flot des réfugiés. Ces réfugiés qui fuyaient la guerre et la persécution pour sauver leur vie et gagner leur liberté. Sofiane Ayari, Tunisien, lui, a renoncé à cette liberté qu’offrait la Tunisie, la Tunisie pionnière du Printemps arabe. Il a préféré aller combattre sous la bannière du « califat » en Syrie. En devenant jihadiste, on dit sa haine de la liberté et son obsession de donner la mort. C’est toute l’idéologie qui anime les jihadistes et qui, pour eux, absout, absout leurs crimes. Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, cette idéologie, vous l’avez identifiée, car elle ressort très exactement du dossier. Cette idéologie est dans tout ce qu’ils visionnent. Au Café des Béguines, dans les planques ou ailleurs. Ces vidéos macabres d’Abdelhamid Abaaoud au volant d’un pick-up, tirant des cadavres mutilés. Plus tard, il y a eu cette vidéo insoutenable de la mise à mort du pilote jordanien, brûlé vif dans une cage. Oussama Krayem était là, il était là en treillis de l’état islamique. Il s’est même vanté sur les réseaux sociaux d’avoir, je cite, « d’avoir vu l’homme griller ». Je rappelle que, pour ce crime de guerre, parce que oui, il s’agit d’un crime de guerre, une procédure judiciaire est ouverte contre lui en suède, à laquelle la France s’est jointe. Cette idéologie est dans tout ce qu’ils écoutent. Elle résonne dans tous les anashid jihadistes, ces chants religieux censés galvaniser les combattants. Cette idéologie est aussi dans tout ce qu’ils lisent. Je parle notamment de ces fichiers retrouvés dans les ordinateurs des planques des accusés. A cette barre, les experts, dont l’éclairage a été précieux, nous ont expliqué pourquoi les idéologues qu’ils lisent sont dangereux.

Voici un florilège de leurs auteurs préférés : N’espérez pas y trouver Albert Camus, N’espérez pas y trouver Ibn Khaldoun, père fondateur de la sociologie, qui aurait pu, d’ailleurs, inspirer Mohamed Bakkali, féru de sociologie, N’espérez pas y trouver l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, N’espérez pas y trouver Mohamed Arkoun, brillant islamologue d’origine algérienne, N’espérez pas non plus y trouver Abdelwahab Meddeb, l’écrivain franco-tunisien qui a diagnostiqué l’islamisme, « cette maladie de l’islam » pour reprendre ses mots, En lieu et place, ils préfèrent : Ibn Taymiyya, figure du jihadisme sunnite, Mohamed Ibn Abdelwahab, vous l’avez compris, fondateur du wahhabisme, Sayyid Qutb, père fondateur de l’islamisme politique, et Abdullah Azzam, « l’imam du jihad ».

Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, Ces théoriciens constituent un danger grave pour la société entière car ils nourrissent cet endoctrinement extrémiste pour légitimer un passage à l’acte terroriste. A cet égard, permettez-moi, au nom des parties civiles que je représente, de m’indigner, de m’indigner vigoureusement : comment, de telles lectures peuvent-elles se retrouver dans les cellules de personnes poursuivies pour terrorisme ? Comment, l’administration pénitentiaire peut-elle décemment laisser entrer dans nos prisons cette propagande jihadiste fanatique, ces livres qui, entre leurs mains, deviennent des armes ? Et on s’étonne et on s’étonne que nos prisons soient des incubateurs du terrorisme ? Comment défendre une politique dite de déradicalisation lorsqu’on laisse entrer dans nos prisons des armes de radicalisation ? Je m’indigne également de ces pseudo-rapports d’évaluation versés au dossier. Je fais référence à ces rapports du quartier d’évaluation de la radicalisation, du QER. Comment peut-on affirmer sans que cela ne frôle le ridicule que Mohamed Usman, formé à l’école coranique des talibans, vétéran du jihad au Pakistan, et en Syrie, je cite le rapport : « n’est pas ancré dans une idéologie radicale » et ne présente pas « de risque de passage violent » ? Comment peut-on soutenir une telle analyse alors même que, dans un courrier trouvé dans la fouille de sa cellule, Mohamed Usman écrit : «nous sommes ceux qui ont prêté allégeance au prophète pour faire le jihad » ? Entendre cela n’est pas supportable, n’est pas acceptable, et surtout, ce n’est pas respectueux à l’égard des victimes. Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, vous le savez maintenant, vous ne pouvez pas accorder la moindre crédibilité à ces ineptes rapports du QER. Les accusés ont su tromper le personnel pénitentiaire par l’usage de la taqqiya ou d’autres techniques de dissimulation. Mais votre Cour, ils ne pourront pas la tromper.

Cependant, il nous faut être humbles, et reconnaître que, comme dans tant d’autres procès terroristes, beaucoup d’éléments nous ont échappé, tant la matière est technique, complexe, et douloureuse. Cette matière nécessite de notre part à tous une maîtrise de la culture jihadiste, et des outils d’analyse spécifique pour pouvoir décrypter leur logiciel terroriste. Et ce n’est pas une traduction assermentée de l’arabe au français qui permettra de saisir le cheminement vers cette terreur. Hélas, nous ne maîtrisons pas assez cette culture jihadiste, c’est notamment vrai du rôle et du sens des fratries dans le jihad, car le jihad se pratique aussi en fratries (je pense aux frères Clain, je pense aux frères Abdeslam, je pense aussi aux frères Atar). Rassurons-nous, votre Cour dispose d’un dossier solide, fruit d’une instruction longue et minutieuse, menée en France et en Belgique, jalonnée de silence et de déni de la part des accusés. Des accusés formés à l’école de la dissimulation. Vous l’avez compris, ils ne coopèrent pas avec la justice. Par solidarité de quartier, ils « ne balancent jamais » ! Ils ne dénoncent pas non plus des projets de crimes dont ils avaient parfaitement connaissance. Tout au plus, ils déclarent avoir renoncé à se faire exploser au nom de l’humanité, disent-ils. Mais où est l’humanité dans un tel cynisme ? Les mots de Salah Abdeslam reflètent très précisément cet état d’esprit des jihadistes. Je cite ses paroles devant votre Cour, le 09 février 2022 : « l’État Islamique combat dans le sentier d’Allah pour que la parole de dieu soit la plus haute et pour établir la charia sur terre, on s’accroche à la charia comme vous, vous vous accrochez à la démocratie, et on ne lâchera rien. L’islam triomphera de gré ou de force. » Voila ! Nous sommes prévenus. Votre Cour est prévenue. Le décor est planté. Il y a le terrorisme islamiste d’un côté, il y a la démocratie de l’autre. Les accusés détestent notre état de droit, Les accusés détestent notre démocratie ! Et pourtant, devant cette Cour, aujourd’hui, c’est bien notre état de droit et notre démocratie qui leur garantissent un procès équitable, et le respect de leurs droits humains fondamentaux au premier rang desquels le droit de la défense, et je ne peux que m’en réjouir. Les accusés jouissent de ces droits, ils jouissent de leur dignité. Eux, eux qui ont piétiné les droits et la dignité de leurs victimes. Ce sont ces mêmes victimes qui attendent aujourd’hui de votre Cour, La justice.

 

 

Article Paris Match du 25/05/2022