Toujours et partout dans le monde, la tâche première de l’avocat est la même : protéger et défendre les intérêts de son client, quel que soit le type de dossier. Formé pour ce faire, l’avocat y est habilité et gagne ainsi sa vie. Mais que faire quand, face à un cas donné, protéger les intérêts de son client implique de l’amener à enfreindre la loi ?
C’est le dilemme que je traverse en ce moment, dans le dossier de l’une de mes clientes prénommée Sandy (prénom modifié pour des raisons de confidentialité) et dont l’ancien compagnon, père de leur fils, a obtenu de la justice un droit de visite sur l’enfant dont il pourrait se servir pour l’enlever et disparaître avec lui en Syrie.
En effet, le père est ce que l’on appelle une personne radicalisée, rendue aux thèses du jihadisme, comme l’est au demeurant toute sa famille. Déjà partis rejoindre le «califat» créé en Irak et en Syrie par Daesh sur le territoire qu’il a conquis par la force brutale, ses frères s’y trouvent aujourd’hui au milieu des combattants de l’organisation terroriste, deux d’entre eux y ayant été tués dans leurs rangs et un autre encore étant en prison ici même en France pour faits de terrorisme.
Voir le père de son enfant les rejoindre n’est pas pour Sandy une crainte hypothétique. Publiquement, il a déjà été entendu plusieurs fois en train de dire son intention de partir.
Voir ici le reportage de RTL à ce sujet.
Par malheur, le jugement du Tribunal de Grande Instance qui, le 17 juin dernier, conférait au père un droit de visite non médiatisé – ce qui signifie, en droit, sans devoir de surveillance particulière – de six heures un weekend par mois, qui sont pour ma cliente autant de moments où elle vit l’enfer d’imaginer son fils emmené loin d’elle dans un pays en guerre.
En se prévalant de ce jugement, il faudrait au père bien moins de six heures pour s’enfuir à l’étranger avec l’enfant, sans qu’il soit plus possible de rien faire contre lui ensuite. Inexplicablement, le juge s’est borné à prononcer au sujet de l’enfant une interdiction de sortie du territoire ; combien de fois cette demi-mesure a-t-elle déjà fait la preuve de son inefficacité totale ?
Cette affaire ne peut pas être considérée comme un simple conflit familial. Pour des raisons évidentes, elle concerne aussi la sécurité intérieure et extérieure du pays
On ne peut pas traiter ces affaires comme de simples conflits familiaux. Au-delà des affaires familiales, il est plus que jamais urgent de décloisonner les informations en possession des services de renseignement et permettre qu’elles soient connues d’autres services judiciaires ou même administratifs. Cette décision inquiétante illustre hélas l’absence de culture en matière de terrorisme chez certains magistrats, qui n’ont pas reçu la formation idoine en la matière.
Combien de fois l’interdiction de sortie du territoire a-t-elle déjà prouvé son inefficacité totale ? Le cas de Sandy illustre le besoin de créer des passerelles entre juges spécialisés et non spécialisés. Et aujourd’hui, à cause de cela, la vie d’un enfant est entre les mains d’un père rendu au terrorisme.
Désespérée de ne pouvoir protéger son petit enfant des risques que lui fait courir ainsi son père, ma cliente s’est tournée vers moi. Face à cette décision incompréhensible, j’ai aussitôt interjeté appel puis j’ai saisi le Ministère de l’Intérieur de cette situation absurde autant que dangereuse. Mais l’appel n’est pas suspensif, la décision de justice reste exécutoire, et ma cliente doit malgré tout remettre son fils à son ancien compagnon, avec tous les risques que cela comporte …
Voir ici le reportage de Sky News à ce sujet (en anglais).
En commençant par celui d’une condamnation pénale, car tout parent qui refuse de remettre à son ancien conjoint l’un de leurs enfants au titre du droit de visite se rend coupable du délit de non-représentation d’enfant, prévu et réprimé par l’article 227-5 du Code pénal en ces termes :
«Le fait de refuser indûment de représenter un enfant mineur à la personne qui a le droit de le réclamer est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.»
Que faut-il donc ? Que ma cliente respecte la loi au risque de ne plus jamais revoir son fils, peut-être même d’apprendre qu’il est désormais en Syrie, devenu enfant-soldat de Daesh si ce n’est tué dans un combat, ou qu’elle protège son fils de ce danger au prix de sa propre liberté et/ou au risque d’une ruine financière irréversible ?
Si l’on permet à de telles situations d’exister au nom du droit, comment prétendre lutter efficacement contre le terrorisme dans le cadre de la justice ?