Samia Maktouf défendra quarante parties civiles. Pour cette avocate spécialiste du terrorisme, le procès devra reconnaître l’ampleur de la souffrance des victimes. Toutes n’auront pas la force de témoigner.

Portrait

Envoyée permanente à Paris avant, Samia Maktouf était surtout une avocate d’affaires. Depuis 2012, elle s’est spécialisée dans la défense des victimes du terrorisme. Cette année-là, Mohamed Merah avait semé l’effroi à Toulouse et Montauban. Un musulman assassinant d’autres musulmans et des enfants juifs, cela avait été un choc pour cette juriste qui avait grandi en Tunisie dans un quartier où toutes les confessions vivaient en bonne entente. Après avoir défendu Latifa Ibn Ziaten, la mère du militaire abattu par Merah, elle plaidait aussi l’an dernier pour Lassana Bathily, otage d’Amédy Coulibaly dans l’hypercacher, au procès des attentats de janvier 201 5.

Cette fois, ce sont quarante victimes dont elle portera la parole au procès des attentats du 1 3 novembre 201 5. « Ce sont des survivants, des mères, des épouses, des frères ou des soeurs de victimes qui étaient présents sur les trois sites: le Stade de France, le Bataclan et les terrasses », explique l’avocate derrière une pile de dossiers, dans son prestigieux cabinet de l’avenue Montaigne, à Paris.

Pas un jour ne se passe sans qu’une victime l’appelle. Un besoin d’être rassuré avant une échéance aussi attendue que redoutée. Seule une petite minorité voudra déposer à la barre. « Je défends des victimes de nombreuses nationalités », relève Samia Maktouf, comme pour souligner que la folie meurtrière, en novembre 201 5, a frappé aveuglément. Pourtant éternelle optimiste, elle cède à la lucidité. « Ils ne vont pas bien du tout ».

Le temps ne fait pas son oeuvre

Walid était présent au stade, lui aussi. C’est un Égyptien qui était venu voir son frère en France, atteint d’une grave maladie en phase terminale. Passionné de football, il était au stade de France le soir des attentats avec juste son passeport sur lui. Grièvement blessé, il a été présenté comme l’un des assaillants par les médias pendant quelques jours
Elle décrit la souffrance des rescapés, marqués à vie dans leur chair. « Omar était vigile au Stade de France, c’est lui qui a empêché le terroriste d’entrer dans l’enceinte du stade avant qu’il n’actionne sa bombe. Il a subi l’onde du choc de l’explosion. Cela fait bientôt six ans et il en a passé presque cinq à l’hôpital. Il est atteint du syndrome de Verdun. Tout ce qu’il a vécu il y a six ans, il continue de le vivre aujourd’hui: il respire l’odeur de la poudre, il voit le sang, les organes dispersés. Le temps ne fait pas son œuvre, parce que son passeport a été retrouvé à côté du kamikaze qui s’était fait exploser juste à côté de lui. Pour lui comme pour sa famille, c’est une double peine ».

Une réputation de pugnacité

Ce qu’ils attendent du procès? (Les victimes veulent comprendre, savoir exactement ce qui s’est passé, qui sont les terroristes, comment ces commandos sont arrivés, qui sont leurs mentors et qui les financent. Et pourquoi on ne les a pas arrêtés», ajoute l’avocate qui s’est taillé une réputation de pugnacité en déposant plainte contre l’État français et contre l’État belge pour manquement à la surveillance des terroristes (plaintes classées sans suite). « Pourquoi Samy Amimour (l’un des assaillants du Bataclan) a-t-il pu partir en Syrie et se soustraire au contrôle de la police et au radar des services de renseignement alors qu’il avait été placé sous contrôle judiciaire et privé de passeport dans le cadre d’une procédure pour association de malfaiteurs terroristes? Pourquoi les soldats présents devant le Bataclan (NDLR: des soldats de l’opération Sentinelle) n’ont-ils pas pu intervenir? Qui leur a chuchoté à l’oreille de ne pas le faire? », continue-t-elle inlassablement d’interroger. « Plus surprenant encore, on apprend que la Brigade d’Intervention (BI), des policiers d’élite formés pour ce type d’intervention et ayant déjà fait leurs preuves lors de l’attentat de l’hypercacher ont été eux aussi empêchés d’intervenir alors qu’ils se trouvaient à proximité immédiate du Bataclan. Les victimes ont besoin de réponses et de connaître les circonstances dans lesquelles leurs proches ont été assassinés ». Elle admet cependant que le procès ne servira pas à pointer des responsabilités politiques mais plutôt à éviter qu’un tel drame se reproduise.

Essence démocratique

Des accusés, elle n’attend pas de révélations. «On sait bien comment va se comporter Salah Abdeslam. Il va lire une sourate du Coran puis se réfugier dans le silence. Depuis qu’il est incarcéré, il n’a rien perdu de sa radicalité, au contraire, même. C’est ce qui ressort de sa posture et de ses courriers à sa famille. Il demande à sa mère, à sa soeur de garder le silence, de s’isoler, de se cloîtrer dans la religion, ce sont ses seuls intérêts. Ce procès pour lui est aussi une tribune. Vous n’imaginez pas le nombre de lettres qu’il a reçues, des femmes qui déclarent leur flamme, le demandent en mariage.»

Mais Samia Maktouf se félicite que ce procès se tienne, après une instruction qu’elle juge exemplaire. « Pour toutes les victimes, c’est essentiel », insiste-telle. « Toutes attendent ce procès, mais sans aucune volonté de revanche ». Celle qui a défendu dans le passé Leïla Ben Ali, l’épouse de l’ex-dictateur tunisien, salue l’essence démocratique de la justice française qui garantit les débats contradictoires. Et même si elle a vécu la tension avec Éric Dupont-Moretti, alors avocat de la défense, lors du procès du frère de Mohamed Merah il y a deux ans, elle salue le droit, pour un terroriste, d’être défendu comme le serait n’importe quel accusé.

Chair de poule

Du procès, l’an dernier, des attentats de janvier 201 5, on se souvient des témoignages bouleversants des victimes à la barre. La dessinatrice Coco, la romancière Sigolène Vinson, la caissière de l’hypercacher Zarie Sibony.

« Ce sont des moments qui nous ont tous donné la chair de poule. Mais il faudra aller au-delà », insiste l’avocate. Autrement dit: reconnaître la souffrance des victimes à leur indicible mesure. Cela signifie aussi, au-delà d’une indemnisation qui ne réparera jamais l’irréparable, obtenir de l’aide pour un quotidien qui ne sera plus jamais pareil. « Filmer le procès pour l’Histoire, c’est très bien. Mais concrètement, il faudra aussi dégager les fonds pour de l’assistance à domicile, pour aller chercher un gamin à l’école quand on ne peut pas soi-même se déplacer. Sur les quarante clients que je représente, il y en a beaucoup qui ont des problèmes de logement, parce qu’ils sont handicapés et qu’ils ne bénéficient pas d’un appartement avec ascenseur, par exemple. On n’imagine pas à quel point la vie d’un survivant est difficile ».

Elle regrette qu’il n’y ait plus de secrétariat d’État spécifique dédié à l’aide aux victimes et que bien souvent les familles soient noyées dans des paperasses qu’elles sont incapables de remplir.

De ces longs mois d’épreuve avant le verdict, au printemps, elle attend pour les victimes qu’elles soient soulagées, à défaut d’être jamais guéries.

Publication « LE SOIR.BE » – O JOËLLE MESKENS – 05/09/2021